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mardi 10 février 2009

Hayat Var - The happiest girl in the world : cruautés adolescentes

Deux perles dénichées dans l'éclectique section Forum, "Cea mai fericita fata din lume" et "Hayat var". Les deux films n'ont rien en commun si ce n'est le thème : deux portraits de jeunes adolescentes découvrant la cruauté du monde. Théâtral pour le premier du Roumain Radu Jude, onirique pour le stanbouliote Reha Erdem, chacun porte une vision très personnelle et originale. Coups de cœur.

Cea mai fericita fata din lume (The happiest girl in the world)
Soit une voiture et une adolescente. La voiture : une Logan flambant neuve, emballée par un gros ruban rouge, qui n'attend que le tournage d'un spot publicitaire pour partir avec l'heureux gagnant d'un jeu sur des bouteilles de jus d'orange. La jeune fille : Délia, pas encore 18 ans, venue à Bucharest de sa province lointaine pour venir chercher son dû, et épater enfin ses copines de lycée. a ce détail près qu'elle n'a pas le permis. Mais entre elles deux se dressent des parents encombrants croulant sous les dettes et une équipe de publicitaires décidés à tourner dans la journée des spots pour pas cher avec les gagnants du jeu. "Je m'appelle Délia, et je suis la fille plus heureuse du monde, blabla blabla" doit déclamer la jeune fille, une fois, dix fois, trente fois. A y perdre son sourire déjà timide. Le tournage vire à la catastrophe, changement de décor, lumière du jour qui s'enfuit, ton pas assez convaincant. Pendant ce temps ses parents tentent de la convaincre de vendre cette voiture, d'ailleurs elle n'a qu'à signer là en bas, puisqu'ils viennent de trouver un acheteur prêt à payer tout de suite. De toute façon "La Logan c'est pas une voiture de fille! lance le père. "Ca aurait été une Fiat ou une Volkswagen je dis pas, mais une Logan non". La jeune fille s'entête, face à sa mère envahissante, ce père vénal et l'équipe de tournage de moins en moins sympathique. Avalant des litres de jus d'orange jusqu'à écoeurement, les larmes finissent par monter, le sentiment d'injustice aussi. Mais comment se révolter face à des parents tout puissants lorsqu'on n'a pas le sou? Ce film tient sur rien. Une scène, une idée, une ado. Point. Ca suffit, ou presque. Son charme réside dans des détails cyniques, des réflexions mesquines, dans ce combat des petits où chacun s'arrange égoïstement pour sauver sa voiture, son avenir, son film. Les images sont à l'image du sujet, sans fioritures. Gros plans sur la peau acnéique de l'adolescence, ses moues boudeuses, le champ est confiné à une place, une fontaine, et un bout d'université. De Bucharest on ne verra rien. La caméra se concentre obstinément sur son sujet. Radu Jude choisit la règle théâtrale, un lieu, une journée. C'est bien assez pour piétiner les rêves d'une jeune fille de 18 ans.
Hayat var
Reha Erdem dit avoir fait une film sur une "sainte" des temps modernes. Une petite sainte qui se bat pour ne pas être brisée par la saleté du monde qui l'entoure. Pourtant c'est beau ce que le réalisateur turc nous donne à voir. D'Istanbul version carte postale on n'aperçoit que quelques minarets fugaces, Sainte-Sophie au loin. Nous on suit les fil du Bosphore, de la Corne d'Or, on passe sous des ponts, on s'arrête dans des ports minuscules. La beauté d'Istanbul se découvre depuis une barque, tache minuscule se glissant le long des carcasses géantes des cargos. Un paysage bucolique, hors du temps, que rattrape une réalité sociale dure, très dure. Hayat, quatorze ans, vit seule au milieu des hommes, dans une cabane de bois branlante, collée à l'eau. Sa mère a préféré tourner le dos à la misère et refaire sa vie avec un flic gaga de son nouveau bambin, confiant Hayat à un père et un grand-père, pas vraiment des modèles. Papa, officiellement pêcheur, ramène du poisson à frire tous les soirs et joue le taxi sur l'eau. Il trafiquote surtout, de l'alcool, des femmes, livrées sur les cargos et tankers qui mouillent sur le Bosphore. "Ton père est stanbouliote, je suis stanbouliote, mon père était stanbouliote" scande le papi entre deux respirations rauques. Fierté suprême d'être d'ici, de connaître les recoins de la ville, ses côtés sombres, ses habitudes et sa misère. Gloire de savoir y survivre. Ce vieux impotent, dépendant, atteint d'une maladie respiratoire et accro à la bouteille d'oxygène, n'est pas du genre sentimental. Dès qu'il le peut il soudoie sa petite fille pour des clopes et du raki.
Dans cette cabane minuscule chacun joue un double jeu. Avec le Bosphore pour décor, "Hayat Var" s'accroche aux longs cheveux d'une fillette qui devient femme. Hayat ne parle pas ou presque. Chaque soir, parfois jusqu'à la tombée de la nuit, elle attend son pêcheur de père pour rentrer en bateau dans leur cabane de bois rafistolée. L'eau l'accompagne partout se reflète dans les cheveux, se faufile dans les pièces minuscules, s'accroche aux vêtements. C'est une figure solitaire, hors du temps, rattrapée par sa féminité. "Tu as quel âge déjà" lui demande l'épicier tout à coup conscient de sa beauté sauvage. 14 ans. Hayat a 14 ans, l'âge de ses premières règles, l'âge de comprendre que les hommes qui frappent chez son père le soir attendent des choses étranges. Il se passe peu et beaucoup à la fois dans ce film. La vie d'Hayat bascule, violemment. De toutes ses forces elle tente de rappeler le temps de l'enfance, des pouces dans la bouche, des dindons qu'on course dans les herbes hautes, des bonbons qu'on cache sous le lit. Mais la réalité la rattrape violemment à l'image de cette mère qui tient les ciseaux et coupe de force la belle chevelure rebelle. Dans ce monde d'hommes, dans une société à la culture machiste, Hayat comprend qu'elle devra se battre. Et ce rouge à lèvre barbouillé sur la figure dans une scène finale libératrice, c'est la part d'innocence préservée. Cheveux aux vents, elle sourit enfin au Bosphore.

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